Le Bazar du Bon Marché
Seulement voilà, toute la ville avait décidé de se planter langoureusement devant le magasin, attendant debout, les bras pendant et brassant de l’air, bloquant l’entrée sans rien faire. Claudette, qui n’aimait certainement pas attendre, se fraya un chemin à travers tous ces badauds en donnant des coups de pébroc à qui gênait le plus son ascension vers ce qu’elle considérait comme sa boutique préférée, bien qu’elle n’y ait encore jamais rien acheté. Il fallait dire que ce n’était pas bien de sa faute si elle ne s’était jamais rendu jusqu’aux caisses. Le lundi, c’était le jour où sa copine Odile, avec qui elle aimait se promener du côté du canal les jeudis, faisait toujours ses emplettes. Les deux vieilles femmes finissaient alors par parler du bon temps, entre les châles et les foulards, jusqu’à ce que sonne l’heure du goûter et que le ventre de Claudette ne la rappelle à l’ordre. Les mardis, c’était le lendemain des fameuses réclames qui annonçaient toujours des promotions étourdissantes, il y avait alors toujours bien trop de monde qui s’arrachait les soieries pour que la vieille dame ne se prête à ce jeu-là. Les mercredis et vendredis, elle trouvait que les vendeurs étaient tout ce qu’il y a de plus mauvais, mais elle faisait tout de même le déplacement depuis qu’on lui avait assuré qu’il était bon pour la santé de rouspéter. Le weekend, ce n’était même pas la peine d’y penser, la file d’attente remontait jusqu’au carrefour de la Liberté. Et puis le jeudi, si vous avez tout suivi, notre héroïne était avec Odile en train de tailler la bavette le long du canal.
Alors non, Claudette de Choiseul n’avait jamais rien acheté dans ce magasin mais affirmait à qui voulait bien l’entendre que c’était tout de même là qu’elle trouvait les plus belles étoffes. « Si je veux un tissu vert émeraude, au moins ils ne me donnent pas un chapeau de sinople. » scandait-elle à ses quelques rares amies avec qui elle allait parfois nourrir les pigeons en se baladant près de l’eau, le jeudi.
C’est-à-dire ce qu’elle scandait régulièrement à Odile.
Mais son plaisir le plus profond et le plus intime restait son arrivée au bazar depuis le faubourg St Marcel, lorsque son œil accrochait enfin la myriade de couleurs venue de tissus de tous les continents et disposée là, tout contre les vitres du Bon Marché, pour aguicher celles qui, contrairement à elle, avaient la main facile dans le porte-monnaie. Elle s’imaginait déjà, du haut du faubourg, claudiquer jusqu’aux étalages, caresser les produits de ses mains rêches, et se draper de mille étoffes bien trop sophistiquées pour le peu de repas mondains auxquels on daignait encore la convier.
Je vous laisse alors à penser l’état dans lequel on retrouva Claudette lorsque, déjà frustrée qu’on lui ait gâché son moment de délicieux lèche-vitrine, un gardien de la paix l’arrêta nette à un pas seulement du seuil de la porte. Claudette sautilla sur place jusqu’à ce que ses yeux puissent enfin scruter la scène derrière le gaillard et qu’elle glane quelques informations sur les raisons de tout ce désordre. Par terre, au beau milieu d’une flaque d’un rouge qui aurait fait une belle teinture pour une capeline, se tordait le corps d’un supplicié. Le malheureux n’avait pas l’air en grande forme, c’était le moins qu’on puisse dire et, avec sa langue qui ressortait, il lui faisait un peu penser à ces caricatures de chien mort qu’on voyait parfois passer dans le journal. Elle le trouva tout de même gonflé d’avoir choisi un jour en semaine pour venir s’étaler sur le sol du Bon Marché. Pire, il était sacrément culotté de se faire zigouiller entre les fourrures et les pelisses.
Claudette jura qu’elle ne reviendrait plus jamais les mercredis.