5 questions à... Christophe Tison

By Camille - avril 21, 2020


Je vous présente aujourd'hui un nouveau format d'article ! Combien de fois avez-vous lu un livre en vous disant "si seulement je pouvais demander ça à l'auteur...". Frustrée de cette barrière qui existe parfois entre lecteur et auteur, j'ai voulu me donner l'opportunité de pouvoir contacter des auteurs et de leur poser quelques questions concernant leurs dernières publications. Pour ce premier "5 questions à", j'ai eu la chance de pouvoir poser mes questions à Christophe Tison, auteur de Journal de L. Ce livre qui a été ma première lecture de cette année 2020 (lire la chronique) m'a tellement bouleversée que je ressentais le besoin de revenir un peu dessus. Quoi de mieux pour cela que d'en discuter avec Christophe Tison en personne ?

Je vous laisse donc avec cette session de questions-réponses, qui je l'espère, vous plaira ! N'hésitez pas à mettre en commentaire si le concept vous plait et les éventuels auteurs que j'ai pu chroniquer sur le blog que vous aimeriez voir dans cette série d'articles !

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Journal de L, dixième roman de l’auteur Christophe Tison, est paru en août 2019. Sous forme de journal intime, l’auteur retrace le périple de Dolores Haze, alias Lolita, le personnage complexe inventé en 1955 par Vladimir Nabokov. Alors que dans l’oeuvre originale, Nabokov donne la voix à Humbert Humbert, le beau-père de Lolita, Christophe Tison propose ici une réécriture de l’oeuvre en faisant cette fois-ci entendre la voix de Lolita. L’histoire reste la même : un homme qui tombe amoureux d’une fillette, prédateur qui enlève la jeune fille et lui fait vivre toute une aventure à travers les Etats-Unis des années 1940. 

La Bibli de Cam : Vous vous inspirez de la trame narrative instaurée par Nabokov pour donner la voix à son personnage principal, Lolita. A-t-il été parfois difficile de concilier cette trame avec vos propres idées ? Cela a-t-il impliqué un type d’écriture particulier et différent de vos précédents romans ?
Christophe Tison : Cela a été facile dans l’ensemble, je n’ai eu qu’à suivre le parcours de Lolita avec son ravisseur de beau père. En m’autorisant des détours puisque dans le Lolita de Nabokov, c’est Humbert Humbert qui raconte et donc, il dit ce qu’il veut, ce qu’il sait. J’ai donc inventé des escapades de Lolita, ses fugues, ses tentatives de fuite, ses amours avec d’autres personnages. Tout en revenant en fin de compte au récit de Nabokov qui me donnait une trame. Ce qui a été beaucoup plus difficile, c’est la forme. Sous quelle forme raconter ce qu’a vécu Lolita ? Devais-je dire « elle », « elle fit ceci ou cela, elle pensa ceci ou cela… » dire « je », et sous quelle forme ? Des lettres ? Envoyées à qui ? Elle n’a personne à qui parler. Son père et sa mère sont morts, on ne lui connaît pas d’amies… et puis soudain, j’ai compris, j’ai entendu sa voix se confier, elle se confiait par écrit. A son journal intime. J’ai donc choisi l’option du journal pour qu’on entende mieux sa voix, une voix très intime bien sûr puisque c’est un journal destiné à elle seule… et assez écrite. Je n’ai pas trouvé tout de suite son ton, sa voix, j’y suis allé à tâtons. Puis je l’ai entendue, cette jeune fille, elle parlait en moi. D’ailleurs son écriture se modifie, évolue avec le temps. Elle a 12 ans au début et 17 à la fin, et elle a beaucoup vécu et appris, beaucoup mûri entre temps. Et j’ai appris d’elle, j’ai mûri avec elle. Rien à voir avec mes précédents romans… c’était neuf pour moi.


LBDC : Pour vous, Journal de L est-il un complément à Lolita ? Peut-il devenir un livre complètement indépendant de ce dernier ? 
CT : Pour moi, le Journal de L.est un livre complètement indépendant. Mais qui peut aussi se lire en complément de Lolita. Ou tout seul. Sans rien connaître de Nabokov.

LBDC : Dans Lolita, Nabokov introduit l’histoire en imaginant que les propos d’Humbert ont été recueillis par John Ray, tentant alors de briser la frontière entre réalité et fiction. Dans Journal de L, vous utilisez le même procédé en introduisant le livre comme le réel journal de Dolores Haze, retrouvé des années plus tard. 
Aussi, pensez-vous qu’il est possible de faire complètement disparaître la frontière entre fiction et réalité ? 
CT : Le grand problème de la fiction est d’être crédible. Sinon le lecteur, ou le spectateur puisque ça vaut aussi pour les films, se dit : « c’est du roman, c’est du cinéma », et n’y croit pas, ne rentre pas dans l’histoire. Il faut une auto-conjuration de la fiction. C’est très important. Cette auto-conjuration du caractère fictionnel de la fiction peut prendre des formes variées. Ainsi, les Liaisons Dangereuses ont été écrites à une époque où le roman avait perdu de sa crédibilité, je veux dire la forme romanesque même était devenue suspecte. Les lecteurs n’y croyaient plus assez. En écrivant cette fiction sous forme épistolaire, elle est devenue crédible. Il y a eu un effet de réalité. Lovecraft par exemple commence nombre de ses histoires fantastiques (et incroyables) par la confession d’un narrateur-scripteur qui dit en substance « personne ne va croire ce que j’écris à présent, parce que c’est proprement incroyable, mais ça m’est réellement arrivé et j’en tremble encore… » Il conjure la fiction à l’intérieur de la fiction elle même. Nabokov utilise, lui, une fausse préface : Lolita serait un récit fait en prison par une sorte de fou, ou de déviant moral… J’utilise, à l’image de Nabokov, un procédé similaire, une préface où j’explique que ce qu’on va lire est le journal intime retrouvé de Lolita… ça conjure le caractère fictionnel de ce journal et soudain sème le doute : Lolita est-elle plus qu’un personnage de fiction, aurait-elle bel et bien vécu ? Beaucoup de lecteurs et de lectrices s’y sont laissés avoir. C’est un plaisir précieux.

LBDC : Lolita est victime du pédophile Humbert Humbert. Pourtant, aujourd’hui, on lit dans les dictionnaires : « Lolita : très jeune fille qui suscite le désir masculin par l'image d'une féminité précoce. », comme si Dolores Haze avait été maitresse de son destin et qu’elle avait provoqué sa situation. 
Considérez-vous Journal de L comme une « oeuvre de vérité », un livre qui ne laisserait plus le doute sur la situation ambiguë du personnage et sur son interprétation ? Redonner sa voix à Lolita, est-ce finalement expliciter l’oeuvre de Nabokov face aux erreurs d’interprétation et de lecture qui ont pu être commises ?
CT : Il y a un peu de ça, oui. Rendre au Lolita de Nabokov sa rudesse originale. Car pour Nabokov, Lolita est « une pauvre petite fille victime d’un affreux personnage » et non une aguicheuse. Ce sont les années 60, 70 et le film de Kubrick qui ont fait de Lolita une Lolita qui suscite et même excite le désir masculin. Le Journal de L., en cela n’est pas ambigu, même si ma Lolita apprend vite à manipuler Humbert Humbert, justement parce qu’elle est elle-même manipulée. Oui, on apprend vite dans ces cas là. Même enfant. J’en sais quelque chose.

LBDC : Vous comparez souvent l’histoire de Lolita avec ce que vous avez vous-même vécu étant plus jeune. Ce roman peut-il être considéré comme une autofiction ? 
CT : Ce n’est pas une autofiction. Il y a bien sûr de moi dans ma Lolita, dans sa sidération première lorsque Humbert couche avec elle la première fois, dans la tenue de ce secret dont elle se demande pourquoi elle ne le divulgue pas, lorsqu’elle se demande pourquoi personne ne voit ce qui se passe entre elle et Humbert… toutes ces choses dont j’avais parlé dans Il m’aimait, le récit de mon enfance. Mais c’est quand même un personnage. D’abord celui de Nabokov, puis le mien. Un personnage au carré ! Avec toute l’épaisseur d’un personnage de fiction. C’est rare qu’on tienne un personnage dans un roman, et quand on le tient, on ne le lâche plus… un personnage qui prend corps soudain en vous a son autonomie propre, sa vie à lui, ses mots, ses pensées, ses émotions… qui ne ressemblent à aucunes autres. Un personnage résiste, se tient debout devant vous. Il dit oui, ou non. Je n’ai pas pu lui faire dire ce que je voulais, non, parfois ça ne convenait pas, Lolita ne le disait pas comme ça, alors j’effaçais la phrase, puis j’en trouvais une qui lui allait, qu’elle pouvait dire… ou écrire puisque c’est un Journal. 


Je remercie encore Christophe Tison pour son temps et pour avoir accepté de prendre part à ce projet, ainsi que les éditions Goutte d'Or pour leur aide. 


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