Chronique #38 - Eden, Rebecca Lighieri

By Camille - février 16, 2020


Si tu me suis régulièrement sur les réseaux sociaux : tu sais que ce livre m'a posé de gros problèmes. Après avoir tourné et retourné le sujet dans ma tête pour savoir qu'en faire, je me suis dit qu'en parler et sensibiliser sur les réseaux directement, comme cela se fait souvent, serait peut-être plus efficace et plus simple pour lancer un dialogue qui me semble plus qu'important.

Je vais passer rapidement sur ce qui aurait pu faire de ce livre un bon livre, avant de rentrer dans le vif du sujet. L'idée centrale était intéressante : une jeune adolescente qui est parfois envoyée dans une époque parallèle, sans qu'elle ne sache pourquoi ni comment. Une dimension écologique qui surplombe le roman, comme une question laissée en suspens à laquelle le lecteur doit réfléchir. Honnêtement, ça partait plutôt bien. L'histoire en elle-même se lisait facilement et, surtout, la fin m'a beaucoup plu. Elle donne même en quelque sorte les clés de l'imagination de l'auteure, puisqu'on peut essayer de comprendre comment elle a pu concevoir ce monde et cette histoire : une fin en beauté.

En revanche, en lisant ce livre, certains passages m'ont profondément choquée. Je suis donc partie en quête de chroniques faites par certains autres blogueurs : aucun ne soulevait ce problème. Bon. J'ai d'abord chercher quelqu'un à blâmer pour tous ces mots inacceptables que j'ai pu trouver mais il faut se rendre à l'évidence : on manque cruellement d'informations, ce qui empêche de blâmer qui que ce soit. Il y a quelques années, on pouvait "tout écrire", ou en tout cas, personne n'osait dire ce qui posait problème dans un livre. Cette non-dénonciation a conduit je pense à une sorte d'acceptation passive des passages tels que j'ai pu en trouver lors de ma lecture : c'est la seule explication plausible que j'ai trouvée face au silence qui s'est construit autour d'Eden. J'ai donc relevé tous les passages durant lesquels j'ai levé les yeux au ciel (voire pire).

Peut-être que je suis trop sensible. Peut-être que l'auteure cherchait justement à dénoncer toutes ces choses. Peut-être que j'ai mal compris. Peut-être que j'abuse. Peut-être. Mais ce que je cherche aujourd'hui à vous montrer, c'est que si au moins une personne ressent un malêtre en lisant ces mots (en l'occurrence ici, c'est ce que j'ai ressenti), alors il y a véritablement quelque chose qui ne tourne pas rond (qui plus est, j'ai montré ces passages à d'autres personnes qui m'ont confirmé que je n'étais pas folle, ce qui me rassure un peu). Que l'auteure n'ait en réalité pas voulu dire ça, qu'elle l'ait réellement pensé ou qu'elle ait voulu le dénoncer, on peut néanmoins s'accorder sur un point : c'était très mal formulé ou fortement déplacé d'écrire ce genre de choses.

Je sens qu'à force d'évoquer le souci sans jamais le nommer frontalement, je vais vous perdre. Alors rentrons dès à présent au coeur du sujet à l'aide de citations du livre et de ma propre interprétation de ces dernières :

- "Lou a des cheveux très bizarres - pour une Blanche s'entend, parce que les cheveux des Noires et des métisses, chacun sait que c'est l'anarchie complète. Les Arabes sont un peu mieux loties [...]." (p. 28)
J'ai trouvé ce passage profondément raciste, ou en tout cas fortement stéréotypé. La narratrice est censée être d'origine maghrébine : peut-être que cela explique ce jugement, que cela le rend plus "légitime". Mais c'est néanmoins le premier passage qui m'a interpellé.

- "Quand elle aura réglé ses problèmes d'acné et d'orthodontie, elle sera ravissante" (p. 30)
Ou comment dire en pleine face à son lectorat (puisque ce livre est destiné aux adolescents) que de toute façon avoir un appareil dentaire ou quelques boutons empêche quiconque de pouvoir être "beau". Un livre ne devrait certainement pas, à mon sens, donner de tels jugements de valeur. Je m'imagine, à 16 ans, en train de lire ce livre, quand j'étais moi-même complexée par ces deux éléments : j'aurais clairement pris ces mots pour acquis. J'aurais perdu encore plus confiance en moi. J'aurais été mal à l'aise. (d'autant que les "problèmes" d'acné et d'orthodontie sont mentionnés à plusieurs reprises dans le livre)

- "Shéhérazade a été le bébé idéal. Physiquement, d'abord. Autant j'étais et je suis encore brune et basanée, autant ma petite soeur est blonde et rose. Ajoutez à ça de grands yeux bleus, de longs cils, une jolie bouche bien ourlée, et vous avez la petite fille dont tous les parents rêvent." (p. 37-38)
Ici, on nous présente un "bébé idéal". Cher lecteur : si vous avez la peau un peu brune ou si vous n'avez pas les cheveux blonds, vous ne serez jamais capables d'accéder à la perfection, c'est écrit ! Là encore, c'est peut-être le ressenti de la narratrice, et j'aurais pu le comprendre s'il y avait eu une sorte de démenti par la suite, ou une insistance sur le fait que c'était son avis, mais il faut avouer que les passages de ce genre sont présentés comme des sortes de vérité générale tout au long du livre.

- "Ça s'est gâté en début de CM1. Déjà, elle s'est mise à enfler. Comme un ballon. Elle a pris des joues, du ventre, des mollets. Au début c'était plutôt mignon, mais depuis son entrée en 6e, elle frôle l'obésité. Elle est toujours jolie, mais elle est franchement grosse, et à mon avis, ça influe sur son caractère. On croit, à tort, que les gros sont sympas. C'est faux. Les gros sont généralement frustrés et aigris - donc méchants." (p. 38) / "- Ne mange pas, dans ce cas : ça te fera du bien. / - On tombe malade si on mange pas. / - T'as des réserves. / - Des réserves de quoi ? / - De graisse."(p. 140)
Ces deux passages n'auraient même pas besoin de commentaire je pense. Pour moi, ils relèvent de la grossophobie. Et le pire à mon sens, c'est le deuxième passage que je vous présente, qui est un dialogue parfaitement transposable dans notre société, d'une méchanceté sans nom, et qui peut constituer un harcèlement moral. Reproduire ce genre de dialogue dans un roman, pour adolescent qui plus est, n'est pas seulement maladroit : c'est violent. Violent parce que de nombreux lecteurs peuvent avoir déjà vécu ce genre de situation. Violent parce qu'on donne raison à leur agresseur. Violent parce qu'il n'est dit nul part dans le roman que ces propos sont inappropriés.

Pris individuellement, certains passages auraient pu passer inaperçus à mes yeux, mais face à cet ensemble je n'ai pas pu faire autre chose que scruter chaque ligne durant toute ma lecture, par peur de tomber une nouvelle fois sur des mots irrecevables. Ce que j'essaye de démontrer ici, c'est la maladresse que représentent ces phrases. Je l'ai déjà rappelé, mais ce livre est publié dans une collection pour adolescents. Il se veut représentatif de cette tranche d'âge. Pourtant, tout au long, il ne cesse de dénigrer ces années collège durant lesquelles le corps change, durant lesquelles de nombreux jeunes se sentent déjà mal dans leur peau : ils n'ont clairement pas besoin qu'un livre le leur rappelle. Ce qui m'interpelle encore plus, c'est que ces phrases n'apportent rien à l'histoire et à la narration, elles ne sont pas nécessaires et auraient très bien pu être supprimées. Bien sûr, ce ne sont que quelques lignes parmi une histoire qui, elle, était prometteuse, mais je ne parviens pas (et ne parviendrai jamais) à passer outre ce genre de phrases : puisqu'elles sont écrites, elles font partie intégrantes du livre, et elles en constituent le problème. Alors certes, la lecture n'était pas désagréable, mais je ne cesse de me demander : comment peut-on écrire cela ? Comment peut-on publier cela ? Comment peut-on lire cela sans en être indigné ? Comment peut-on ne pas le dénoncer ? Comment peut-on ne pas alerter ? Encore une fois, je ne cherche à blâmer personne, nous sommes tous un peu coupables puisque certaines de ces phrases sont entendues au quotidien, passées dans le langage courant, sans que nous ne cherchions nécessairement à faire bouger les choses.

J'ai écrit cet article dans l'espoir que, peut-être, il pourra faire la différence. Au moins chez quelques lecteurs qui sauront être plus attentifs. Il n'est peut-être pas objectif, ne met sûrement pas en valeur tous les bons côtés qu'a pu montrer Eden, mais ces phrases ont tant résonner en moi après ma lecture qu'il m'était impossible de ne pas les mettre en avant pour en montrer leur violence.
Cam

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1 commentaires

  1. Je ne connais pas du tout Eden, mais ton article m'a intrigué en le voyant défiler sur les réseaux sociaux. Je confirme, en effet, qu'en lisant les citations que tu as relevé quelque chose cloche. En lisant ces phrases et brides de dialogue, j'ai eu un sentiment de malaise, malsain et triste à la fois. Je trouve ça triste quand, dans un roman destiné à un public adolescent, on puisse retrouver ce genre de phrase, surtout si, comme tu le précises, cela n'apporte rien de spécifique à l'intrigue ou à son déroulement, à la psychologie d'un personnage en particulier, etc. Reste à savoir quelle était l'idée de l'autrice derrière tout ça. Que ça ait été de pointer du doigt des comportements adolescents néfastes, une erreur de maladresse ou autre, en effet, cela est sans doute mal amené. Je trouve ça important d'en parler et de s'exprimer sur des choses comme celle-ci à travers des articles comme le tien :)

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